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Belgique

Recherche entre politique et désespoir : pourquoi les migrants se rendent-ils au Hub humanitaire de Bruxelles ?

Recherche opérationnelle 
Umberto Pellecchia - Anthropologue chez MSF
Jusqu’à 200 migrants sont reçus chaque jour au Hub humanitaire de Bruxelles, installé dans la Gare du Nord, où MSF propose des consultations en santé mentale. Umberto Pellecchia, anthropologue chez MSF, a interrogé certains d’entre eux au sujet de leur dangereux périple et de leur vie précaire dans notre pays. Son travail lève le voile sur la crise humanitaire qui touche la capitale de l’Europe, sur fond de débat politique houleux.

    Dans le contexte compliqué de la politique migratoire européenne, tous les yeux sont rivés sur la région méditerranéenne, où des bateaux de sauvetage se voient refuser l’entrée au port et où les conditions de vie dans les camps de réfugiés surpeuplés demeurent toujours aussi inhumaines. Une crise pour un passage sûr qui a depuis longtemps atteint le cœur de l’Europe, puisqu’à Bruxelles, plusieurs centaines de migrants en transit sont bloqués dans leur voyage, sans aucun endroit permanent où se poser.

    Depuis le mois d’octobre 2017, MSF soutient le Hub humanitaire à Bruxelles en proposant des consultations en santé mentale aux migrants en transit. Ce Hub offre également des consultations médicales générales, de même qu’un soutien juridique, des vêtements de seconde main, un service d’appel téléphonique longue distance et de l’électricité pour recharger les téléphones.

    En juin 2018, une petite équipe spécialisée dans la recherche et le témoignage, et en collaboration avec le centre opérationnel de MSF, à Bruxelles a commencé à interviewer les migrants du Hub. Umberto Pellecchia, anthropologue au sein de l’unité de recherche opérationnelle LuxOR de MSF, nous explique comment MSF cherche à mieux comprendre les récits de vie de ces migrants et en quoi il est si difficile de mener des recherches impartiales sur un sujet aussi controversé au niveau politique.

    Qui sont les migrants qui se rendent au Hub humanitaire de la Gare du Nord et quels sont leurs besoins ?

    Environ 200 migrants sont accueillis au Hub chaque jour, la plupart d’entre eux ayant effectué un long et dangereux périple. Ils ont quitté ou fui leur maison en Afrique centrale ou du Nord, au Moyen-Orient ou en Asie centrale, et rejoint le continent européen en traversant la mer Méditerranée ou en voyageant par la route. Seule une poignée d’entre eux ont introduit une demande d’asile en arrivant en Europe, car ils sont nombreux à ne pas avoir de papiers en règle et à vouloir quitter la Belgique pour rejoindre l’Angleterre ou l’Europe du Nord.

    À Bruxelles, ils sont contraints de dormir dans des parcs ou dans des tunnels aux alentours du Hub, quand ils ne sont pas chassés de ces endroits par la police et les forces de l’ordre. Pour ces gens, le débat politique ultra médiatisé sur les flux migratoires en Europe se traduit par une réalité extrêmement difficile à vivre au jour le jour puisqu’ils se retrouvent bien souvent à la rue, sans aucune protection et avec bien peu d’espoir d’atteindre un jour leur destination.

    Le Hub leur offre un «package» de base contenant des vêtements chauds pendant l’hiver, un soutien juridique pour obtenir leurs documents de voyage ou d’asile, des soins médicaux, un soutien psychologique et une aide sociale.

    Pourquoi MSF propose-t-elle des consultations en santé mentale ?

    Le Hub est géré par plusieurs ONG, chacune apportant sa propre expérience et ses ressources dans ce projet. MSF a l’habitude d’apporter un soutien psychologique aux migrants et réfugiés. Elle a déjà dirigé des centres similaires à Paris et Belgrade et a déjà mené à bien des projets de santé mentale dans des pays de destination comme la Suède et la Belgique.

    L’accent est mis sur le soutien psychosocial car cet aspect est indissociable de la santé physique. Un état d’alerte constant et la peur d’être renvoyé au pays, par exemple, peuvent augmenter l’anxiété et aggraver les traumatismes déjà existants tout autant que des conditions de vie précaires ou des blessures physiques non traitées. Près de 600 consultations en santé mentale ont déjà été réalisées au cours de ces derniers mois.

    Un grand nombre de nos patients montrent les mêmes symptômes de détresse que ceux constatés par nos équipes dans les camps de réfugiés en Grèce ou dans les Balkans, ou que ceux des migrants qui ont été libérés d’une prison libyenne ou sauvés en mer. Et il est très inquiétant de voir à quel point leur séjour à Bruxelles exacerbe leur souffrance, plutôt que de l’apaiser.

    Quel est votre objectif lorsque vous vous entretenez avec des migrants au Hub ?

    Nous cherchons à comprendre le passé et le profil des migrants qui bénéficient d’une aide psychosociale au Hub. D’où viennent-ils ? Quel chemin ont-ils emprunté pour se retrouver là ? Quel plan de migration avaient-ils en tête ?

    Écouter le récit de ces migrants nous permet d’améliorer les soins que nous leur proposons, puisqu’il existe un lien entre ce que ces personnes ont vécu et les problèmes médicaux et psychologiques auxquels elles sont confrontées. Être détenu dans une prison ou un camp et se retrouver coincé au cours d’un voyage migratoire sont des situations qui génèrent des symptômes similaires, qui se renforcent les uns les autres.

    Comprendre les schémas de migration nous aide aussi à témoigner et tenter ainsi de faire bouger les choses au niveau des autorités locales et de la société. Nos recherches apportent le cadre scientifique nécessaire à un rapport sur les environnements dangereux pour ces migrants et le potentiel manque de services à leur égard.

    Vous travaillez en combinant une analyse quantitative à des entretiens qualitatifs. Pourquoi cette double approche ?

    Les données quantitatives nous indiquent l’âge, la nationalité ou encore le chemin parcouru par nos patients, ainsi que les endroits où ils sont confrontés à la plus grande violence. Les entretiens qualitatifs nous révèlent les récits personnels derrière ces chiffres et événements. Cette façon de procéder nous donne une idée précise des obstacles auxquels sont confrontés ces migrants ainsi que de leur souffrance, et de ce qu’ils perçoivent comme de la violence ou du harcèlement dans le système d’accueil.

    Mais notre travail de recherche qualitative ne consiste pas uniquement à ressasser des tragédies humaines en vue de la création de meilleurs programmes ou en vue d’une publication scientifique. Dans le contexte de la migration, l’analyse doit aller plus loin que l’encodage des nombreuses formes de violence pour en faire des statistiques de l’horreur...

    La recherche qualitative nous apporte une perspective critique et nouvelle dans la dynamique politique, socioéconomique et personnelle qui façonne le comportement individuel et collectif. Nous découvrons à quel point la violence affecte le quotidien des migrants, comment ils prennent des décisions et développent leur résilience, et comment ils envisagent l’avenir. Chaque histoire nous dévoile une nouvelle facette de la violence structurelle d’un système d’accueil imparfait, qui a tendance à traiter les migrants comme des personnes indésirables ou comme des criminels.

    Quelles sont les difficultés de cette recherche dans ce contexte sans cesse changeant et politiquement difficile ?

    Un grand nombre de migrants ne se rendent au Hub que pendant une période limitée, et sont souvent questionnés par des médecins, par des conseillers juridiques et par les forces de l’ordre. Nous devons donc nous montrer très flexibles, veiller à ce que nos questions ne soient pas mal interprétées et ne pas traumatiser ces migrants encore plus qu’ils ne le sont déjà.

    Notre plus grand défi, cependant, est éthique et politique : en tant que chercheurs, nous devons faire preuve d’une analyse critique et impartiale. Cela demande de la discipline et une remise en question constante pour nous assurer que nos propres opinions politiques ne déteignent pas sur nos résultats.

    Pourtant, les récits que nous entendons et que nous analysons mettent en lumière le fait que nous sommes en proie à une crise humanitaire créée par l’homme, ce qui ne présage rien de bon pour les politiques migratoires européennes. En tant qu’organisation humanitaire, MSF peut et se doit de témoigner. C’est pourquoi nos recherches seront complétées par un rapport de témoignage que nous prévoyons de partager avec les autorités belges, l’UE et le grand public.

    Photo principale : Xavier Guillemin (psychologue MSF) avec un médiateur culturel parlant l'arabe employé par MSF lors d’une consultation avec un migrant soudanais. © Bruno De Cock/MSF