Pour mieux comprendre les difficultés et l'insécurité du personnel médical et humanitaire sur le terrain, nous nous pencherons sur les normes internationales en matière de protection du personnel médical et humanitaire dans les contextes de conflit armé ; nous rapellerons certains incidents sécuritaires auxquels notre organisation et d’autres acteurs humanitaires ont dû faire face, ainsi que certaines entraves posées par les autorités nationales dans le cadre d’une prétendue « lutte contre le terrorisme ». Finalement, nous embarquerons à bord du Geo Barents, le navire de sauvetage de MSF, pour aborder la question des obstacles aux secours de migrants en détresse en Méditerranée.
Les Conventions de Genève et leurs protocoles additionnels
Commençons par aborder ensemble les Conventions de Genève et leurs protocoles additionnels. Il s’agit de traités internationaux qui contiennent les règles essentielles fixant des limites à la barbarie de la guerre. Ils protègent les personnes qui ne participent pas aux hostilités, comme par exemple les civils, les membres du personnel sanitaire ou d'organisations humanitaires, ainsi que celles qui ne prennent plus part aux combats. Les Conventions de Genève et leurs Protocoles additionnels sont au cœur du Droit international humanitaire, DIH en abrégé, la branche du droit international qui régit la conduite des conflits armés et vise à limiter leurs conséquences. Lorsque des violations du DIH se produisent, les États sont tenus de poursuivre les auteurs présumés. Les tribunaux nationaux jouent donc un rôle important dans l'application du DIH et la lutte contre l'impunité. Outre les juridictions nationales, les violations du DIH peuvent aussi être portées devant divers tribunaux pénaux internationaux, comme par exemple la Cour Pénale Internationale, instituée en 1998 et compétente à juger, entre autres, les crimes de guerre.
Le non-respect du DIH, ou l’observation insuffisante de ses dispositions, est progressivement en train de rendre vains les efforts entrepris afin de limiter les souffrances que les guerres entrainent, notamment au cœur des populations civiles. Ce sont elles qui payent les conséquences les plus lourdes, qui n’ont guère d’espoir d’obtenir des réparations par la justice locale ou internationale. Entre 2012 et 2019, la nécessité de renforcer le respect du DIH a conduit le Comité international de la Croix-Rouge et la Suisse à organiser des consultations sans précédent entre les États, centrées en particulier sur les mécanismes de contrôle et leur amélioration. Malgré six réunions formelles, les États n’ont pas encore trouvé de consensus. De nouveaux efforts seront donc nécessaires pour trouver des solutions, car il est inacceptable que l’assistance humanitaire et médicale soit encore entravée.
Les entraves au travail d'MSF et d'autres acteurs humanitaires
Des hommes armés dans des hôpitaux qui harcèlent des patients ; des structures de santé utilisées pour identifier et capturer des ennemis ; des cliniques abandonnées et des hôpitaux détruits ; des services d'urgence débordés, et où le personnel médical vit dans la terreur de représailles pour avoir fourni des soins. Et il y a encore les ambulances qui ne peuvent accéder aux blessés, ou qui restent bloquées aux check points pendant des heures ; des groupes entiers de personnes qui sont privées d’assistance médicale à cause d’animosités et de divisions profondes…Ces problématiques sont malheureusement présentes dans de nombreux contextes d’intervention, y compris ceux où travaille MSF.
Le samedi 3 octobre 2015, l'hôpital de traumatologie de MSF à Kunduz, en Afghanistan, a été frappé par une série de bombardements aériens, pendant une heure et à environ 15 minutes d'intervalle. Le bâtiment central de l'hôpital, abritant l'unité de soins intensifs, les salles d'urgence, et le service de physiothérapie, a été frappé à plusieurs reprises de façon très précise au cours de chaque incursion aérienne, tandis que les bâtiments environnants ont été laissés quasi intacts. Les attaques ont fait 42 morts : 14 membres du personnel de MSF, ainsi que 24 patients et quatre de leurs accompagnateurs. Parmi les victimes, il y avait trois enfants.
Le gouvernement des États-Unis a confirmé que ce sont bien de frappes aériennes de son armée qui ont éventré l'hôpital, et ce alors que MSF avait fourni les coordonnées GPS de l'établissement aux dirigeants militaires afghans et de la coalition à peine cinq jours avant l'attaque. Les bombardements se sont poursuivis pendant 30 minutes après que MSF a informé les autorités militaires à Kaboul et à Washington que l'hôpital était la cible d'une attaque. Le Dr Joanne Liu, Présidente internationale de MSF à l’époque des faits, avait rapidement demandé une enquête.
Cette attaque n’a pas seulement affecté MSF. Elle a aussi eu un impact sur l’action humanitaire au sens large, et ébranle fondamentalement les principes au cœur son action. Une enquête indépendante et transparente n’a jamais eu lieu. Quelques semaines après l’attaque, l’armée des Etats Unis s’est limité à décrire l’incident comme une, « erreur humaine évitable », selon ses propres termes, une erreur aggravée par des défaillances techniques, mécaniques et procédurales. En mai 2016, le Dr. Liu avait alors réafirmé la position d'MSF dans un discours face au Conseil de Sécurité des Nations Unies.
Ce jour-là, le Conseil de Sécurité adopta la Résolution 2286, par laquelle les 15 membres du Conseil ont fermement condamné les attaques et les menaces contre les blessés et les malades, le personnel médical et le personnel humanitaire, leurs moyens de transport et leur équipement, ainsi que les hôpitaux et autres installations médicales. Le Conseil exigea aussi que toutes les parties à un conflit armé s’acquittent pleinement des obligations qui leur incombent en vertu du droit international, notamment le droit international humanitaire.
En octobre 2016, suite à une attaque sur un hôpital d’Alep, en Syrie, le Dr. Liu relance le Conseil de Sécurité des Nations Unies. Depuis les événements de Kunduz, MSF n’a cessé de voir ses structures attaquées, son personnel et ses patients menacés, blessés ou assassinés. En Syrie, au Yémen, en République démocratique du Congo, au Soudan du Sud et ailleurs, ces attaques forcent souvent le retrait de notre organisation, en laissant des centaines de milliers de personnes sans soins médicaux. Depuis 2018, le système de surveillance des attaques contre les soins de santé, ou SSA, a été mis en place par l’Organisation Mondiale de la Santé et a recensé, jusqu’à aujourd’hui, plus de 3500 attaques, qui ont causé un millier de morts et environs 2500 blessés, dans 17 pays ou territoires du monde. Le respect du DIH est vraiment loin d’être acquis ! Retrouvez les interventions Dr Joanne Liu, dans l'émission.
Ajouter du sel à la plaie
Cela fait 50 ans qu’MSF a lancé son travail médical humanitaire et 20 ans depuis le début de la « guerre mondiale contre le terrorisme », qui a ultérieurement restreint l’accès aux bénéficiaires. Au cours de ces 20 années, le contre-terrorisme en est venu à définir des opérations militaires bien au-delà de celles lancées par les États-Unis en réponse aux attentats du 11 septembre 2001. La « guerre contre le terrorisme » des États-Unis a ouvert la voie à d'autres États pour lancer leurs propres batailles contre des ennemis nationaux et transnationaux, sans les mêmes contraintes que dans un conflit armé classique entre États. Bien que cela n'ait pas fondamentalement changé la nature de la guerre, cela a changé la façon dont elle est justifiée. Aujourd'hui, les conflits en Éthiopie, au Yémen, en Syrie, en Irak, au Nigéria, au Mozambique, au Mali et dans d'innombrables autres endroits sont définis comme des « batailles contre le terrorisme ». La tendance semble devoir se poursuivre, car les États trouvent du réconfort dans les pouvoirs étendus offerts par la lutte contre un ennemi désigné comme « terroriste ».
En octobre dernier, MSF a publié un rapport, « Adding salt to the wound » (c’est-à-dire « Ajouter du sel à la plaie ») , qui relate les difficultés rencontrées par les travailleurs MSF en première ligne dans certain contextes de la « lutte contre le terrorisme ».Le rapport, dont l’Unité de recherche opérationnelle de MSF au Luxembourg (ou LuxOR) a assuré la qualité méthodologique et d’éthique médicale, est issu d’une recherche basée principalement sur des entretiens avec des travailleurs MSF dans nos interventions au Nigeria, en Irak et en Afghanistan. Le but de cette étude était d’évaluer l’impact des politiques anti-terrorisme sur les opérations humanitaires et sur la provision d’une assistance médicale impartiale. Le rapport offre aussi un bon exemple de positionnement de MSF sur la problématique d’un point de vue général, au-delà des incidents concrets.
Pour en savoir plus, nous nous somme entretenus avec Luz Saavedra, diplômée en Science Politique et Affaires internationales, titulaire d’un master en droit international et qui partage sa longue carrière humanitaire entre recherche et gestion d’opérations. Elle a été la chercheuse principale pour ce rapport. Retrouvez l'interview de Luz Saaverda, dans l'émission.
Les entraves au sauvetage des migrants en mer
Perdus en mer. Les opérations de recherche et sauvetage menées par MSF et d’autres organisations humanitaires en Méditerranée centrale font face à l’indifférence de la part des autorités étatiques, ou carrément à des entraves délibérées (aux manœuvres de sauvetage). Effectivement, les Etats ont des obligations bien précises en la matière et qui sont contenues dans des bases légales diverses, soit au niveau de l’Union européenne ou promues par l’ONU ou encore l’Organisation Maritime Internationale. Ce paquet légal oblige les pays membres de l’Union européenne à des mesures de contrôle des frontières des États ainsi qu’au secours des personnes en détresse quels que soient leur statut ou leur nationalité, conformément au droit international.
Au niveau international, une coopération et une coordination de l’action des États en matière de secours en mer a été créé, notamment pour « favoriser la coopération entre les organisations de recherche et de sauvetage du monde entier et entre tous ceux qui participent à des opérations de recherche et de sauvetage en mer ». Une obligation de débarquement en lieu sûr, la délimitation d’espaces géographiques de recherche et de sauvetage, appelé zone SAR, ainsi que la mise en place d’un ou plusieurs Centres de Coordination et de Sauvetage sont définis. Finalement, une centaine d’Etats s’est engagée à veiller sur les côtes et à fournir les renseignements concernant les moyens de sauvetage dont ils disposent. Il est clair que les Etats ne veulent pas toujours honorer leur responsabilité, en laissant les ONG remplir le vide.
Depuis 2015, MSF s’est embarquée sur plusieurs bateaux de sauvetage en Méditerranée et a porté secours à plus de 80.000 naufragés. S’il devait encore y avoir des doutes sur l’abdication de la part des Etats envers leurs engagements internationaux, ce chiffre effrayant devrait suffire à convaincre tout le monde. Tout le monde, sauf les Autorités étatiques même. Pire encore, elles érigent des obstacles physiques, légaux ou politiques pour de rendre la vie la plus difficile possible aux organisations humanitaires actives dans les opérations SAR (abréviation de « Search & Rescue) en Méditerranée.
Par exemple, à la fin de l’année 2016, les opérations de recherche et de sauvetage ont été accusées, notamment par des Autorités étatiques européennes, d’être un « facteur d’attraction » pour les migrants et les réfugiés à tenter des voyages en mer dangereux et de «détériorer la sécurité maritime» en augmentant le nombre de morts et de disparus en Méditerranée centrale. Suite aux graves menaces de la part des garde-côtes libyens à l’encontre des navires humanitaires des ONG, MSF avait partiellement suspendu ses activités SAR en août 2017. Compte tenu de ces accusations, l’Unité de recherche opérationnelle de MSF au Luxembourg (ou LuxOR) a été chargée d’analyser les données disponibles sur les tentatives de traversées maritimes en Méditerranée centrale, y compris le nombre d’arrivées, de décès et de disparus. LuxOR a compté des dizaines de milliers de réfugiés et de migrants qui, année après année, ont tenté de traverser la Méditerranée centrale, sans noter de grandes différences dans le nombre de personnes par années ou par rapport à la présence ou l’absence d’opérations maritimes de l’Union européenne, tels que Mare Nostrum, Triton, Force navale de l’Union européenne ou les activités SAR par des organisations humanitaires : Luxor note à peine une augmentation de 1,6 % du nombre de migrants en traversée quand les ONG humanitaires patrouillaient la zone. Il est donc injustifiable de parler de « facteur d’attraction », les chiffres parlent clairement. Quant à l’accusation de « détériorer la sécurité maritime », les chiffres de LuxOR étaient tout aussi clairs dans leur démenti : en 2016, 46 806 personnes ont été sauvées par des navires humanitaires, dont environ la moitié par MSF. Les ONG humanitaires ont été les acteurs SAR les plus importants : 26 % des sauvetages ont été menés par elles, bien plus que la marine ou les garde-côtes italiens, EUNAFOR MED ou Frontex.
Le 30 juin dernier a marqué le premier anniversaire de nos opérations à bord du navire Geo Barents. Pendant cette dernière année, MSF a secouru plus de 3 000 personnes et effectué plus de 6 000 consultations médicales à bord pour les soins de santé primaires, la santé sexuelle et reproductive et la santé mentale. Tout au long des 11 missions de sauvetage menées pendant cette période de référence, notre équipe a soumis plusieurs demandes aux autorités maltaises ou italiennes pour qu’elles désignent un lieu sûr pour le débarquement des survivants. Ces demandes ont été systématiquement ignorées ou refusées par les autorités maltaises, tandis que celles adressées aux autorités italiennes ont été accueillies avec un retard de plus en plus long. Les impasses en mer empêchent non seulement un accès rapide à une évaluation complète des besoins médicaux et de protection, mais prolongent également les souffrances des survivants. Pour en savoir un peu plus, nous nous somme entretenus avec Juan Matias Gil, Représentant de nos opérations SAR. Diplômé en économie politique et titulaire d'un master en droits de l'homme et gestion des conflits, il a travaillé, depuis 2015, à bord et à terre avec 4 navires SAR de la société civile et trois organisations différentes. Depuis novembre 2021, il est à la tête de l'opération SAR de MSF, gérant le navire Geo Barents, sous pavillon norvégien. Retrouvez l'interview de Juan Matias Gil, dans l'émission.
En conclusion, dans son rapport « One Year of Geo Barents at Sea », « Un an en mer à bord du Geo Barents » qui vient juste d’être publié, MSF demande aux États membres de l'UE et, en particulier, à l'Italie, d’arrêter la criminalisation et le harcèlement administratif contre les opérations SAR menées par des civils et de faciliter le travail des ONGs actives en ce genre d’interventions.
Cette émission a été produite par l’équipe de Médecins Sans Frontières Luxembourg, avec Laurence Moureh-Ledig et Roberto Baldanza à la rédaction. Cet épisode et tous les épisodes de l'émission Première ligne sont disponibles en intégralité sur le side de la Radio ARA. Pour en savoir plus sur ce sujet et notre action sur le terrain, visitez notre site www.msf.lu. Nous vous invitons aussi à nous envoyer vos questions, commentaires ou toutes recommandations pour nos futures émissions par email à premiereligne(at)msf.lu